7

 

On frappait doucement à la porte, à intervalles réguliers… Le corps moulé par une chemise de nuit bleue en soie naturelle, Sondra Sylvester sortit à grandes enjambées de la salle de bains et alla retirer la chaîne de sécurité.

— Votre thé, madame.

— Près de la fenêtre, ce sera parfait.

Le jeune homme en uniforme se fraya un chemin au sein d’un fouillis d’effets féminins et posa le lourd plateau d’argent sur la petite table. Les fenêtres de la suite donnaient sur Hyde Park, mais ce matin-là les rideaux étaient fermés. Sylvester scruta du regard la pièce plongée dans la pénombre et vit son sac en velours oublié sur le sol, à côté d’un fauteuil sur lequel s’entassaient d’autres vêtements. Elle y trouva quelques billets et en glissa un dans la paume du garçon d’étage.

— Merci beaucoup, madame.

— Vous avez été très serviable, répondit-elle avec irritation.

Elle referma la porte derrière lui.

— Seigneur, combien lui ai-je donné ? marmonna-t-elle. Je dors encore à moitié.

Une forme arrondie se déplaça sous les draps. Les cheveux noirs et les yeux violets de Nancybeth émergèrent de la literie.

Sylvester étudia le corps qui apparaissait : un cou gracieux, des épaules élancées, des seins plantureux aux mamelons sombres.

— Félicitations. Avoir attendu son départ dénote un tact surprenant de ta part.

— Quelle mouche te pique ?

Nancybeth bâilla, révélant des rangées de dents parfaites et une petite langue rose.

Sylvester traversa la chambre en direction de la vidéoplaque murale puis pressa les touches dissimulées dans les moulures de son cadre doré.

— Lorsque tu m’as annoncé que tu étais éveillée, je t’ai demandé de mettre les informations.

— Je me suis rendormie.

— Et je viens de constater que tu as effectué une nouvelle ponction dans mon sac.

Nancybeth la foudroya du regard. Ses yeux pâles avaient tendance à loucher, lorsqu’elle se concentrait.

— Syl, il t’arrive parfois de te conduire plus comme une mère que…

Elle se leva et se dirigea vers la salle de bains.

— Que quoi ?

Mais Nancybeth ne prit pas la peine de lui répondre. Elle entra dans le cabinet de toilette, dont elle laissa la porte ouverte, puis pénétra dans la cabine de douche.

Le cœur de Sylvester s’emballa. Seigneur, ces courbes et ces flancs majestueux, ces chevilles parfaites ! Mi-italienne, mi-polynésienne, la jeune femme était une Galatée de bronze, une sculpture de chair au hâle profond. Avec irritation, Sylvester pressa les touches de la vidéoplaque jusqu’au moment où un commentateur de la BBC y apparut.

Elle monta le volume afin de l’entendre parler d’un surcroît de tension en Centrasie du Sud puis alla ramasser les vêtements jonchant le sol, qu’elle lança sur le lit. Le crépitement de la douche lui parvenait de la salle de bains et servait d’accompagnement à la voix rauque et détonnante de Nancybeth qui fredonnait une chanson aux paroles inintelligibles. Sylvester regarda avec dégoût la lourde théière d’argent et les tasses de porcelaine, avant de se diriger vers l’armoire pour prendre une bouteille de Moët et Chandon dans le réfrigérateur encastré sous le comptoir. Son attention fut alors retenue par les paroles de l’individu apparaissant sur la vidéoplaque :

— … révélation au sujet de la vente de chez Sotheby’s. Nous venons d’apprendre que la surenchère spectaculaire ayant permis d’acquérir la…

Elle bondit vers l’écran mural et monta le volume.

— … première édition des Sept Piliers de la sagesse de T.E. Lawrence, le légendaire Lawrence d’Arabie, a été faite pour le compte de M. Vincent Darlington, directeur du Muséum Hespérien. Contacté par radiocom, M. Darlington a tout d’abord refusé de commenter la nouvelle mais a fini par reconnaître qu’il avait effectivement acquis ce livre rare afin de l’exposer dans le musée dont il est propriétaire – et qui, pourrait-on dire, n’était pas avant ce jour réputé pour sa collection d’œuvres littéraires. Les autres nouvelles du monde artistique…

Après avoir éteint la vidéoplaque, Sylvester dépouilla le col de la bouteille de champagne de sa pelure de métal doré, détordit le fil de fer retenant le bouchon, puis imprima à ce dernier un mouvement rotatif ascendant d’une prise ferme et régulière.

Nancybeth émergea de la douche, nimbée par la vapeur qui s’élevait de son corps et éclairée en contre-jour par la lumière du cabinet de toilette. Elle n’accordait pas la moindre attention à l’eau qui ruisselait sur le tapis.

— Qu’est-ce qu’ils ont dit sur Vince, pendant le journal ?

— La BBC vient de confirmer que c’est lui qui a surenchéri contre moi, pour le Lawrence.

Le bouchon céda avec un pop ! sonore.

— Vince ? Il ne s’est jamais intéressé à la littérature. Sylvester l’étudia : une Vénus brune bien en chair qui exhibait délibérément sa nudité, exposant volontairement son épiderme mouillé au froid et laissant ses tétins devenir turgescents.

— Mais il s’est intéressé à toi.

— Oh !

Nancybeth eut un sourire et ses paupières se fermèrent à demi.

— Je suppose que tu m’en veux ?

— Au contraire. Tu m’as permis d’économiser une somme considérable que j’aurais autrement dépensée pour un simple bouquin. Va prendre des verres, tu veux ? Dans le réfrigérateur.

Toujours nue et ruisselante, Nancybeth apporta des flûtes à champagne qu’elle posa sur la table avant de s’installer dans un des fauteuils confortables.

— Célèbres-tu quelque chose ?

— Ce n’est pas le mot juste, répondit Sylvester en servant le breuvage glacé et pétillant. Je tente de me consoler.

Elle tendit une flûte à sa compagne, puis se pencha vers elle. Leurs verres s’entrechoquèrent avec un tintement cristallin.

— Es-tu toujours irritée contre moi ? s’enquit Nancybeth tout en se penchant pour humer le champagne.

Et Sylvester étudia avec fascination ses narines qui se dilataient.

— Parce que tu n’es pas une autre femme ?

Du bout de sa langue rose, elle goûta l’acide carbonique âcre des bulles qui se dissolvaient.

— Eh bien, tu n’as pas à te consoler, Syl.

Sous de longs cils humides, ses yeux violets se levèrent pour la fixer.

— Vraiment ?

— Je me charge de te faire oublier ta déconvenue.

 

*

 

Le magnéplane filait en bourdonnant au sein de la verdure des faubourgs élégants du sud-ouest de Londres, s’arrêtant par instants pour permettre à des passagers de monter ou de descendre. Il déposa Nikos Pavlakis à Richmond, à plus d’un kilomètre de sa destination. L’armateur gagna la station d’autotaxis et fit descendre la glace latérale du véhicule afin de laisser l’air humide du printemps envahir l’habitacle dès qu’il y fut installé. Au-delà des toits d’ardoises, des alignements de villas devant lesquelles il passait, les nuages floconneux et perlés visibles dans le ciel bleu clair restaient à la hauteur du véhicule qui longeait les haies et les pelouses bien entretenues.

Lawrence Wycherly habitait une coquette maison de brique de style George V. Pavlakis glissa son Idcarte dans la fente du compteur et se fit également débiter le montant de l’attente, puis il gagna la demeure, gêné aux entournures par son costume de plastique noir qui, comme tous ses vêtements, était trop étriqué pour ses larges épaules. Mme Wycherly vint ouvrir la porte avant qu’il n’eût atteint la sonnette.

— Bonjour, monsieur Pavlakis. Larry vous attend au salon.

Elle ne semblait guère heureuse de le voir. Il s’agissait d’une femme possédant un épiderme pâle sans le moindre défaut et une abondante chevelure blonde. Si elle avait été autrefois très jolie, sa beauté se trouvait désormais sur le point de s’estomper dans l’invisibilité qu’apportent les ans et qui ne laisse subsister qu’une vague nostalgie du passé.

Son mari, en pyjama, était installé dans un fauteuil, les pieds posés sur un coussin et une couverture à carreaux sur les cuisses. De nombreux romans d’anticipation en édition de poche et un assortiment de divers médicaments encombraient la table basse près de lui. Il leva une main décharnée pour saluer son visiteur.

— Désolé, Nick. Je me lèverais volontiers, mais ce n’est pas la grande forme, depuis quelques jours.

— Je suis désolé de venir vous importuner, Larry.

— Ce n’est rien. Asseyez-vous. Mettez-vous à votre aise. Vous voulez quelque chose ? Du thé ?

Mme Wycherly se trouvait dans la pièce, ce qui surprit le visiteur. Elle venait d’émerger temporairement des ombres.

— M. Pavlakis préfère peut-être du café ?

— Ce serait bien aimable, merci, fit-il avec soulagement.

Les Anglais le surprenaient constamment. Ils semblaient posséder un sixième sens leur permettant de percevoir les désirs de leurs interlocuteurs étrangers.

— Entendu, fit Wycherly en fixant son épouse jusqu’à ce qu’elle eût à nouveau disparu.

Puis il haussa un sourcil et étudia l’armateur qui installait délicatement son corps musclé sur un canapé Empire.

— Alors, Nick. Je présume qu’il s’agit d’une affaire trop délicate pour qu’on puisse en parler autrement que de vive voix ?

— Larry, mon ami…

Pavlakis se pencha en avant, les mains sur les genoux.

— Les chantiers spatiaux de Falaron nous grugent sans vergogne. Dimitrios encourage les syndicats à nous extorquer des fonds supplémentaires, pour recevoir ensuite son pourcentage. Sur tout ce que nous devrons payer si nous voulons respecter la date prévue pour l’appareillage du Roi des Étoiles.

Wycherly ne rit pas de commentaire, mais un sourire sardonique incurva ses lèvres.

— Entre nous soit dit, la plupart des personnes qui ont travaillé pour votre père savent que de telles clauses tacites étaient toujours sous-entendues dans les contrats passés entre les Pavlakis Lines et Dimitrios.

Il fit une pause, puis se mit à tousser. Les grondements qui s’élevaient de sa gorge pouvaient laisser supposer qu’un moteur à deux temps mal réglé était logé dans sa poitrine. Pendant un bref instant, le Grec craignit de le voir suffoquer, mais il se raclait simplement la gorge. Finalement, il ajouta :

— Des pratiques courantes, en quelque sorte.

— Nous ne pouvons plus nous offrir le luxe de tolérer ces pratiques courantes, rétorqua Nikos. La situation actuelle est bien différente de celle que nous avons connue autrefois…

Wycherly eut un sourire.

— Il est en outre déconseillé d’éliminer la concurrence en utilisant des moyens aussi simples et expéditifs que ceux consistant, par exemple, à trancher quelques gorges.

— Absolument, approuva Pavlakis avant de hocher la tête avec gravité. Il existe désormais des règlements très stricts. Et innombrables. Un tarif uniforme pour chaque kilo de fret…

— … divisé par la durée du transport et multiplié par la distance minimale séparant le lieu d’expédition de celui de destination. C’est exact, Nick.

— Le seul moyen d’attirer les clients consiste donc à respecter scrupuleusement les dates d’appareillage.

— Je travaille pour vous depuis assez longtemps pour le savoir.

Un bruit de tondeuse à gazon mal réglée sortit à nouveau de sa gorge, et cette fois il éprouva des difficultés à reprendre haleine.

— Ces calculs… je ne cesse de les refaire mentalement, déclara Pavlakis.

Il trouvait que Wycherly avait mauvaise mine. Le blanc de ses yeux était cerné de stries rougeâtres et il comparait les cheveux roux qui formaient des touffes sur son crâne aux plumes d’un oiseau mouillé.

— Je suis sincèrement désolé.

— C’est d’autant plus regrettable que nous sommes à deux doigts de la réussite. Je suis parvenu à négocier un contrat à long terme avec l’Ishtar Mining Corporation. Le premier chargement sera constitué de six robots foreurs, un fret de près de quarante tonnes qui couvrira à lui seul le coût du voyage et rapportera même un profit. Mais si nous ne sommes pas prêts à la date prévue…

— Le contrat en question vous passera sous le nez, acheva Wycherly avec indifférence.

L’armateur haussa les épaules.

— Pire, nous devrons verser des indemnités de retard. Si nous n’avons pas déjà déposé notre bilan.

— Et qu’avez-vous encore trouvé, pour compléter la cargaison ?

— Des choses sans grand intérêt. Un enregistrement vidéo érotique. Une boîte de cigares. Hier, nous avons obtenu une réservation conditionnelle pour une saloperie de bouquin.

— Un livre ?

Pavlakis hocha à nouveau la tête et les sourcils de Wycherly s’incurvèrent.

— Pourquoi « saloperie » ?

— Le colis ne pèse que quatre kilos, Larry. Le Grec renifla, comme un taureau.

— Ce fret ne permettrait même pas de régler votre salaire jusqu’à la Lune, mais il est par contre garanti pour deux millions de livres ! Je préférerais être le bénéficiaire de l’assurance plutôt que le transporteur.

— Vous pourriez l’embarquer puis organiser un petit accident.

Wycherly acheva sa phrase par un rire, qui fut interrompu par une nouvelle quinte de toux. Son interlocuteur détourna le regard et feignit de s’intéresser aux empreintes de fer à cheval qui décoraient les murs crème du salon et aux étagères de la bibliothèque où se serraient des ouvrages classiques reliés de cuir n’ayant jamais été ouverts.

Finalement, Wycherly se reprit.

— Je présume que vous savez de quel livre il s’agit ?

— Je le devrais ?

— Allons, Nick, on ne parle que de lui, en ce moment. C’est probablement les Sept Piliers de la sagesse. Lawrence d’Arabie et tout le reste.

Ses traits tirés furent déformés par une grimace.

— Un autre trésor du vieil Empire britannique qui nous quitte pour les colonies. Et cette fois la colonie en question est un monde artificiel.

— C’est affligeant.

Mais la commisération de Pavlakis fut de courte durée.

— Larry, sans ce contrat…

L’autre homme réfléchissait, le regard rivé sur les ombres qui envahissaient le couloir se trouvant derrière son interlocuteur.

— C’est une coïncidence plutôt bizarre, non ?

— Quelle coïncidence ?

— Peut-être pas, après tout. Port Hespérus, naturellement.

— J’avoue ne pas… Wycherly le fixa.

— Désolé, Nick. Mme Sylvester n’est-elle pas la directrice de l’Ishtar Mining Corporation ?

Il hocha la tête.

— Oh oui !

— Eh bien, il s’agit également de la femme qui a surenchéri contre l’acquéreur des Sept Piliers de la sagesse. Elle a proposé plus d’un million de livres, avant de renoncer.

— Ah !

Pavlakis sentit ses paupières s’alourdir, lorsqu’il tenta d’imaginer quelle devait être sa fortune personnelle.

— C’est bien triste pour elle.

— De nos jours, tout l’argent est concentré à Port Hespérus.

— Eh bien… vous comprenez pourquoi nous devons absolument respecter ce contrat. Nous ne pouvons plus céder aux exigences de Dimitrios et accepter ses… pratiques courantes, déclara l’armateur afin de ramener la conversation vers son sujet initial. Mais je doute que mon père ait parfaitement conscience de ces problèmes…

— Ce qui n’est pas votre cas. Vous n’avez pas hésité à mettre les choses au point avec Dimitrios.

Wycherly étudia Pavlakis et l’expression de ce dernier confirma ses craintes.

— Ce qui a dû profondément lui déplaire.

— J’ai agi de façon irréfléchie et stupide, avoua l’armateur en plongeant la main dans sa poche pour y prendre son chapelet.

— Possible. Cet homme doit avoir conscience que c’est la dernière fois qu’il pourra gagner de l’argent sur votre dos. Et ce ne sont pas les opportunités qui manquent, quand il est question pour un vieil escroc d’acheter à vil prix des pièces défectueuses qu’il facturera au prix fort.

— Tout m’a paru conforme au cahier des charges, lorsque j’ai inspecté les travaux il y a deux jours…

— Je n’ai aucun désir de devenir le commandant d’une épave, Nick. Quoi qu’il ait pu se passer entre Dimitrios et votre père… et je crois personnellement qu’ils ont trempé dans de nombreuses affaires douteuses…, ce dernier n’a à aucun moment exigé de moi que je risque ma vie à bord d’un appareil n’étant pas en état de prendre l’espace.

— Je ne vous le demanderai jamais, mon ami…

Pavlakis fut surpris par la présence de Mme Wycherly qui venait de se matérialiser sans bruit près de son épaule. Elle tenait une soucoupe sur laquelle une tasse emplie d’un liquide brunâtre gardait un équilibre précaire. Il leva les yeux sur elle et lui adressa un sourire hésitant.

— C’est très aimable à vous, chère madame.

Il prit la tasse et goûta une petite gorgée du breuvage. Habituellement, il ne buvait que du café turc avec une double dose de sucre, mais Mme Wycherly lui avait naturellement préparé du café à l’américaine, nature et amer. Il sourit, afin de dissimuler sa déception.

— Mmm…

S’il joua cette comédie, ce fut en pure perte. La femme regardait son mari.

— Il ne faut surtout pas te surmener, Larry. L’homme secoua la tête avec irritation. Lorsque Pavlakis releva les yeux, il découvrit qu’elle s’était une fois de plus évaporée dans les airs. Il posa précautionneusement la soucoupe près de lui.

— J’avais espéré bénéficier de votre aide pour faire en sorte que le Roi des Étoiles ne se voie pas refuser l’homologation du Bureau, Larry.

— Je me demande comment je pourrais accomplir un pareil exploit, marmonna Wycherly.

— C’est avec plaisir que je vous ferais immédiatement verser vos indemnités de vol, bonus inclus, si vous acceptiez de vous rendre aux chantiers de Falaron et d’y séjourner jusqu’à l’achèvement des travaux… dès que vous vous sentirez d’attaque pour partir, naturellement… en tant que mon mandataire personnel. Votre rôle consistera à surveiller la remise en état du cargo.

Les yeux de Wycherly retrouvèrent leur éclat. Sa poitrine ronfla et il toussa un long moment.

— Vous êtes décidément très fort, Nick. Engager un homme afin qu’il veille sur sa propre sécurité est extrêmement habile…

Sa voix fut brisée par une autre quinte de toux et Pavlakis prit conscience que la femme acquérait à nouveau de la substance au sein des ombres. Les spasmes de Wycherly s’apaisèrent et il porta sur son épouse des yeux voilés par la souffrance.

— C’est une offre que je pourrais difficilement refuser.

Il regarda l’armateur.

— À moins d’être dans l’incapacité de le faire.

— Vous acceptez ?

— Oui, si ma santé me le permet.

Pavlakis se leva avec une hâte inconvenante et sa silhouette corpulente se dressa dans la pièce.

— Merci, Larry. Je vais vous laisser vous reposer, à présent. Je vous souhaite de tout cœur d’être rapidement sur pied.

Alors qu’il revenait vers l’autotaxi garé le long du trottoir, les perles d’ambre de son chapelet défilaient entre ses doigts en cliquetant. Il murmura une prière à saint Georges, auquel il demanda le prompt rétablissement de Wycherly, alors que des éclats de voix coléreux s’élevaient de la maison qu’il laissait derrière lui.

 

*

 

Après quinze minutes de trajet à bord du magnéplane express, l’armateur fut de retour au spatioport d’Heathrow où se trouvait une agence locale des Pavlakis Lines. Il s’agissait en fait d’une simple baraque exiguë installée à l’extrémité d’un hangar à navettes, une gigantesque remise métallique encombrée de réservoirs ovoïdes mis au rebut et autres pièces de récupération. Les relents de méthane et les autres odeurs délétères avaient fini par s’infiltrer à travers les panneaux de lambris et quand aucun Pavlakis ne séjournait en Angleterre les lieux n’étaient fréquentés que par des mécaniciens oisifs qui venaient rôder dans les parages dans l’espoir de flirter avec la secrétaire-réceptionniste. Cette blonde aux cheveux raides originaire du Péloponnèse, plus corpulente que ne l’eût voulu son âge, était une des belles-sœurs des cousins de Nikos et s’appelait Sofia. Elle passait en outre son temps à se morfondre. Lorsqu’il pénétra dans la baraque, le bureau était occupé par un pack de yaourts auxquels elle accordait moins d’attention qu’au journal de midi qu’elle suivait sur la vidéoplaque encastrée dans le plateau du meuble.

— Pour ceux d’entre vous qui auraient besoin d’une excuse pour se changer les idées, voici une excellente raison de faire une excursion à Port Hespérus, dit la commentatrice en minaudant. Nous avons appris en début de matinée que l’acquéreur de la première édition des Sept Piliers de la sagesse…

Les yeux de braise de Sofia se levèrent vers Pavlakis, mais nul autre élément de son corps ne se déplaça.

— Une femme vous a appelé.

— Quelle femme ?

— Je ne sais pas. Elle a simplement dit que vous auriez dû lui écrire une lettre, ou lui envoyer un télex. J’ai oublié les détails.

Les yeux de braise redescendirent vers l’écran.

— Mme Sylvester ?

Le regard de Sofia resta rivé à la vidéoplaque, mais ses paumes s’ouvrirent :

— Possible.

Tout en maudissant le concept absurde des liens de parenté par alliance, Pavlakis passa derrière un paravent en carton et pénétra dans le saint des saints du petit local. Le bureau mis à la disposition de tous ceux qui éprouvaient le besoin de s’en servir était couvert de papiers pelure graisseux. Une note rose trônait au sommet de la pile. En démotique abâtardi, la secrétaire y avait griffonné un résumé de l’appel de Sondra Sylvester : « Impératif confirmer les conditions du contrat en précisant la date d’appareillage. Si les Pavlakis Lines ne peuvent garantir que le délai prévu sera respecté, l’Ishtar Mining Corporation se verra contrainte de dénoncer cette proposition. »

Proposition ?

Les perles du chapelet s’entrechoquèrent.

— Sofia ! Contactez immédiatement Mme Sylvester.

— La contacter ? Où ça ? répondit la secrétaire après quelques instants de réflexion.

— Au Battenberg.

Une idiote. Son père avait singulièrement manqué de perspicacité en la prénommant Sofia, autrement dit « Sagesse ». L’armateur feuilleta les papiers pelure, dans l’espoir d’y trouver une information réconfortante. Ses doigts se refermèrent sur la demande que Sotheby’s leur avait adressée la veille. « Pouvez-vous garantir l’expédition d’un livre, quatre kilos bruts dans son coffret, devant être livré à Port Hespérus pour… »

— Ça y est, j’ai joint cette femme, cria Sofia.

— Monsieur Pavlakis ? Est-ce vous ?

Il pressa une touche du vidéocom.

— Certainement, chère madame. J’espère que vous daignerez accepter mes excuses personnelles. De nombreux imprévus…

L’image de Sylvester se matérialisa sur la petite vidéoplaque.

— Je n’ai que faire de vos excuses. Ce que je veux, c’est une confirmation. J’aurais dû terminer hier de régler mes affaires en Angleterre, mais je ne puis quitter Londres sans avoir la certitude que ce matériel arrivera à destination dans les délais.

— Je venais justement de m’asseoir pour vous écrire.

Il dut veiller à ne pas lever sa main dans le champ couvert par le vidéocom, jugeant superflu de montrer son chapelet.

— Je ne me réfère pas à un enregistrement ou à un vulgaire bout de papier, monsieur Pavlakis, rétorqua la femme dont le visage à la fois sévère et magnifique apparaissait sur l’écran.

Comment pouvait-elle avoir tant d’allure ? Un je-ne-sais-quoi de désordonné dans sa chevelure, un maquillage plus accentué autour des joues, ses lèvres. Il se concentra, afin d’entendre ses propos.

— J’avoue que je ne trouve pas votre comportement très rassurant. Je me demande même si je ne devrais pas m’adresser à un autre transporteur.

Ces paroles le galvanisèrent.

— Vous pouvez avoir en nous une confiance absolue, madame ! En fait, vous le devez. Même le Muséum Hespérien nous a honorés de la sienne en nous confiant son acquisition la plus récente, ce livre de grand prix…

Il s’interrompit, surpris par ses propos. Pourquoi avait-il dit cela ? Pour se montrer… amical, naturellement. Afin de la rassurer.

— Un objet qui a également suscité votre intérêt, si je ne m’abuse ?

Seigneur ! Son interlocutrice venait de se métamorphoser en statue de métal. Ses yeux scintillaient comme des forets en rotation, sa bouche s’était changée en volets d’acier brusquement clos. Il se détourna pour essuyer avec désespoir la sueur qui coulait sur son front.

— Madame Sylvester, je vous supplie de me pardonner. J’ai été… soumis à une tension importante, ces derniers temps.

— Ne vous mettez pas dans un état pareil, monsieur Pavlakis.

Il sursauta. L’intonation de la femme était aussi amicale et chaleureuse que le sens de ses paroles…

Plus encore. Il se tourna partiellement vers l’écran, et vit qu’elle souriait.

— Adressez-moi la lettre que vous m’avez promise et je vous contacterai dès mon retour à Londres.

— Vous avez donc décidé de nous accorder votre clientèle ? Oh ! Les Pavlakis Lines ne vous décevront pas, chère madame !

— J’estime que la confiance doit être réciproque.

 

 

Elle coupa la liaison et se rallongea sur le lit, à côté de Nancybeth qui était couchée sur le ventre et l’étudiait par l’étroite fente séparant ses lourdes paupières.

— Serais-tu vraiment très déçue si nous retardions notre départ d’un ou deux jours, ma chérie ?

— Seigneur ! marmonna sa compagne en basculant sur le dos. Veux-tu dire que je vais être contrainte de passer quarante-huit heures supplémentaires dans cette ville malpropre ?

— J’ai une affaire inattendue à régler. Si tu préfères aller m’attendre sur l’île…

Nancybeth se contorsionna en écartant les cuisses, torturée par l’indécision.

— Je suppose que je pourrai trouver à… Brusquement, Sylvester sentit sa gorge se serrer.

— Oublie ce que je viens de te dire. Je reviendrai à Londres lorsque tu te seras installée là-bas.

Nancybeth eut un sourire.

— Conduis-moi simplement jusqu’à la plage.

Sylvester décrocha le communicateur et composa un indicatif. Le visage rougeaud d’Hermione Scrutton apparut aussitôt sur l’écran.

— C’est toi, Syl ?

— Hermione, les circonstances me contraignent à modifier mes projets. J’ai besoin de tes conseils, et peut-être de ton assistance.

— Mm… ah ! répondit la libraire dont les yeux semblaient scintiller. Et que serais-tu disposée à offrir en échange de mes services ?

— Beaucoup plus qu’un simple déjeuner, tu peux me croire.

 

Point de rupture
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